À l’occasion de la sortie en salle de Toute une nuit sans savoir,  la lauréate de L’Œil d’or 2021 – Le Prix du documentaire à Cannes nous livre les dessous de fabrication de son film, où l’intime se mêle à la réalité politique de son pays, l’Inde.

Payal Kapadia
Payal Kapadia - Photo Benjamin Géminel 2021

Emmanuel Raspiengeas.- Comment êtes-vous venue au cinéma et au documentaire en particulier ?

Payal Kapadia.- J’ai commencé à m’intéresser au cinéma au début de mes années d’étudiante, à l’époque où je fréquentais beaucoup de festivals à Bombay, notamment Experimenta, qui, comme son nom l’indique, est un festival de films expérimentaux. Cela m’a rapidement donné envie d’intégrer une école. J’ai déposé ma candidature au Film and Television Institute of India (FTII), située à Pune, qui est un peu l’équivalent de La Fémis en France : une école publique, abordable, et accessible grâce à un concours au niveau très relevé. J’ai échoué lors de mon premier essai, et je me suis mise en quête de petits boulots, en attendant de pouvoir le repasser. Je vis à Bombay, là où se trouve l’industrie cinématographique, et j’ai ainsi pu travailler avec des réalisateurs de films expérimentaux et des artistes vidéos, avant de réussir le concours d’entrée à ma deuxième tentative. Mon film est le résultat d’un travail de 5 ans, commencé alors que j’étais encore étudiante à la FTII au moment de la grande grève étudiante de 2017 contre le gouvernement de Narendra Modi, 3 ans après son arrivée au pouvoir. Cette période a été très importante pour moi, pas seulement en tant que réalisatrice, mais aussi en tant que personne. Jusqu’alors, je n’étais pas vraiment politisée, mais certains événements vous obligent à poser un regard différent sur les choses, et ces manifestations ont joué ce rôle.

Certains événements vous obligent à poser un regard différent sur les choses.

Payal Kapadia

E. R.- Quel a été le point de départ de cette révolte étudiante ?

P. K.- En Inde, nous avons toute une palette d’institutions publiques accessibles à tous, un peu comme le système français. Mais ces dernières années, il y a eu beaucoup d’interventionnisme de la part du gouvernement, qui a placé certains de ses partisans aux postes de direction dans plusieurs d’entre elles, dont un certain Gajendra Chauhan à la tête de la FTII. De telles nominations suivent normalement un processus long et précis, avec des comités qui auditionnent des candidats qualifiés, avec de l’expérience dans le monde universitaire ou l’industrie cinématographique. Mais, dans le cas de la FTII, Gajendra Chauhan n’avait aucun de ces prérequis, et aucun travail de vérification n’a été fait en amont. Il n’a eu qu’une carrière d’acteur de télévision, dont le principal rôle a été celui de Yudhishthira, un dieu du panthéon indien, dans une série mythologique. Mais il se trouve être un fervent supporter du gouvernement, et un militant du BJP (Bharatiya Janayata Party, parti de droite nationaliste hindou du premier ministre Narendra Modi, NDLR). De plus, dans la foulée de sa nomination, 4 ou 5 supposés réalisateurs sont entrés au conseil d’administration de l’université. Ces personnes n’avaient soit jamais rien réalisé, soit réalisé des films de type « La Vie de Modi » … Je ne cherche pas à être méprisante envers les choix de quiconque en termes de cinéma, mais ne s’illustrer que dans des films de pure propagande est un réel problème. Ce que nous craignions, nous, étudiants, c’est que ces nominations changent complètement l’identité de l’école, et que Chauhan et le gouvernement privatisent peu à peu l’université. De fait, la seule mesure mise en place par la nouvelle direction a été de tripler les frais d’inscriptions. Le simple fait de postuler au concours coûtait 10 000 roupies, ce qui est énorme en Inde. Surtout, c’est la première fois qu’un gouvernement s’est montré aussi déterminé, sans rien concéder face à la protestation.

Comment expliquez-vous la violence de la répression ?

La révolte n’a pas concerné uniquement la FTII, mais plusieurs universités à travers le pays, notamment la Hyderabad Central University (HCU), et la Jawaharlal Nehru University (JNU), le bastion de la gauche étudiante en Inde, qui se sont toutes deux vues imposer un sympathisant de Modi à leur tête, et une augmentation jusqu’à 300% des frais de scolarité. La FTII n’a pas subi les pires violences, car nous n’étions qu’une petite école de cinéma, comparativement. Nous avons fait la Une des journaux nationaux, mais ce sont surtout ces deux autres universités qui ont mis le gouvernement dans l’embarras, quand leurs milliers d’étudiants sont descendus dans la rue et que les manifestations ont commencé à tourner à l’émeute. La dernière scène de violence que vous voyez dans le film concerne la manifestation organisée contre une loi sur la citoyenneté, clairement islamophobe. C’était une manifestation dans laquelle les mouvements étudiants étaient en première ligne, en particulier ceux de la Jamia Millia Islamia University (JMI) et la Aligarh Muslim University (AMU). Ça a été horrible, car c’était la première fois que nous voyions la police envahir une université et brutaliser les étudiants jusque dans les bibliothèques. Je ne pense pas que ce genre de scènes auraient eu lieu si les noms des universités avaient été différents…

Dès que vous savez où vous allez, tout devient très ennuyeux

Payal Kapadia

E. R.- Pourquoi avoir choisi, pour ce premier film, la voie exigeante du film expérimental pour raconter ce moment clef de la vie politique indienne, au lieu d’un documentaire classique ou même d’une fiction ?

P. K.- J’ai envisagé ce film comme un collage ou une sculpture. Sa dimension expérimentale m’a surtout donné, en tant que réalisatrice, plus de flexibilité, de liberté d’action. Il n’y avait aucun plan prédéfini lorsque nous avons commencé à tourner, aucun objectif particulier. J’adore cette sensation de ne pas savoir où son propre film se dirige, de ne pas être entravée par les certitudes. Dès que vous savez où vous allez, tout devient très ennuyeux. Il n’y a rien de plus excitant que d’essayer des choses. Nous nous contentions de filmer, avec une simple caméra et un enregistreur. C’est un film qui a été en grande partie fabriqué dans ma chambre d’étudiante, avec mon chef opérateur et monteur, Ranabir Das, ainsi qu’avec l’aide de mon co-scénariste, Himanshu Prajapati, qui suivait l’avancée du projet via Zoom. Cela lui a donné un côté artisanal, « fait à la main ». Je travaillais en parallèle sur un projet de fiction, qui m’a permis de venir à Paris en 2018 dans le cadre d’une résidence de la Cinéfondation. Mon producteur français m’a vite dit que cela allait prendre du temps de parvenir à financer ce projet, et m’a demandé si je ne travaillais pas sur autre chose. Je lui ai immédiatement répondu « Oui, ça fait 3 ans que je tourne un film ! ». Il a demandé à voir les premières images, et s’est lancé dans le projet avec nous, et tout est immédiatement devenu un peu plus organisé et structuré. Beaucoup de films et d’auteurs m’ont influencé pendant ce processus. Je ne les qualifierai pas d’expérimentaux d’ailleurs, mais j’aime ces œuvres hybrides qui mélangent fiction et non-fiction, comme les premiers films d’Apichatpong Weerasethakul et plus particulièrement Mysterious Object at Noon, ou certains films de Miguel Gomes, Chris Marker, ou encore le minimalisme d’un Istvan Szabo, et ses expériences formelles avec la pellicule. Voilà les réalisateurs qui m’ont aidé lorsque j’ai essayé de créer un langage spécifique avec ce film.

J’aime penser le cinéma comme son seul référent, où la fiction et la non-fiction sont deux extrémités d’un même spectre.

Payal Kapadia

E. R.- On pense en effet beaucoup à Chris Marker, comme lui, vous jouez avec les règles du documentaire en nous induisant partiellement en erreur par une construction scénaristique. Le documentaire joue donc ici d’emblée avec la fiction. Le mensonge serait donc la voie vers la vérité ?

P. K.- J’ai toujours été très intéressée par le concept de la non-fiction, et ses implications. Pendant mes études, nous avons beaucoup travaillé le sujet, ainsi que sur le cinéma des premiers temps, les films des frères Lumière, de Robert Flaherty. Nous savons aujourd’hui que tous ces films étaient énormément fictionnalisés. L’idée de vérité est ambiguë, et le concept d’objectivité accolé au documentaire est fallacieux, car dès lors qu’une personne réalise un film, tout sera le fruit de son point de vue. Ce sont des sujets qui me passionnent, d’autant plus dans l’époque que nous vivons, où l’idée même de réalité devient sujet à caution. La notion d’honnêteté devient chaque jour plus complexe, plus floue. J’aime penser le cinéma comme son seul référent, où la fiction et la non-fiction sont deux extrémités d’un même spectre. Comme l’a dit Jean Luc Godard : « Tous les grands films de fiction tendent au documentaire, comme tous les grands documentaires tendent à la fiction ». Je ne suis pas le genre de réalisatrice qui va donner toutes les informations en respectant une chronologie limpide, car je trouve que cela me placerait dans une position de pouvoir que je refuse d’endosser. Tout ce que je peux faire, c’est tenter de partager avec des gens qui ne connaissent rien à ce sujet les sensations que nous avons ressenties lorsque nous étions étudiants à la FTII, au cœur de ce mouvement de protestation. C’est peut-être même mon seul but en tant que cinéaste.

Il y a une très belle réplique dans le film, où L., l’étudiante qui écrit les prétendues vraies lettres, affirme que le montage lui permet de voir des choses que personne d’autre ne voit. Quelle est votre relation au montage ?

Ce film s’est totalement construit au montage, qui a duré 2 ans. Avec mon co-scénariste, nous écrivions et montions en même temps. Certains plans que nous avions tournés 3 ou 4 ans auparavant nous donnaient l’impression que nous les avions « trouvés » par hasard, comme des found footage, car beaucoup de temps avait passé, et que nous avions changé en tant que personnes. Je ne sais pas si tous les réalisateurs développent cette relation avec leurs propres images. Nous avions en notre possession des images très différentes : des vidéos de surveillance, des vidéos de téléphones portables, des films de famille… Le tout a fini par constituer une immense archive de souvenirs, étalée sur plusieurs années. Avec mon co-scénariste, nous regardions ces images et écrivions des séquences entières à partir d’elles, que nous envoyions à notre monteur. La plupart du temps, cette juxtaposition ne marchait pas du tout, et nous l’abandonnions complètement. Nous pourrions faire un autre long métrage totalement différent à partir de tout ce que nous avons laissé. C’était un processus fait d’essais et d’erreurs. Nous avons également travaillé avec un formidable coloriste français, un véritable artiste, Lionel Kopp, qui a fait un travail remarquable pour donner une homogénéité à ces différents registres d’images. C’est lui qui a permis de donner à l’ensemble une telle cohérence esthétique.

J’aime beaucoup utiliser l’obscurité dans mes films, car cela créé une sorte de résistance aux images que l’on voit tant aujourd’hui.

Payal Kapadia

En effet, le noir et blanc granuleux du film donne l’impression que la copie a été retrouvée dans de la cendre ! Le film ressemble souvent à une lanterne dans la nuit, ou dans un long tunnel sombre avec une lumière au loin.

J’aime beaucoup utiliser l’obscurité dans mes films, car cela créé une sorte de résistance aux images que l’on voit tant aujourd’hui, très propres, parfaitement éclairées, ces images streamées, où tous les visages brillent, où tout baigne dans une sorte de clarté permanente… J’aime rendre les choses plus ambigües, et l’obscurité est une sorte d’antithèse à ces images dominantes.

Cette position rappelle celle de Clint Eastwood, qui explique depuis longtemps faire des plans très sombres pour obliger les spectateurs à voir leur propre reflet dans l’écran de leur télévision, et s’assurer qu’ils voient ses films en salles ! C’est ce qui fait de votre film un pur film de cinéma.

C’est une vision très intéressante, je m’en servirai d’argument la prochaine fois !

Quel est votre regard sur le cinéma indien contemporain ? Quelle y est la situation des jeunes cinéastes ? Existe-t-il une place pour les voix dissidentes ?

Même si mon film n’était pas politique, il serait très difficile à montrer car personne ne s’y intéresserait. En dehors de Bollywood, et des industrie propres à chaque région, il n’y a pas de réseaux de distribution comme ce que vous avez en France. Il n’y a pas d’agents ou d’intermédiaires intéressés par les films indépendants. Très peu d’entre eux parviennent à atteindre les grands festivals et à avoir une vie commerciale. C’est le plus grand obstacle pour les cinéastes, auquel s’ajoute la difficulté d’être financé. Il n’existe qu’un seul fonds d’aide à l’échelle nationale, et il n’aide que 2 à 3 films par an, uniquement des fictions. Si je n’avais pas reçu d’aide depuis la France, ni trouvé des producteurs européens, il m’aurait été très difficile de faire ce film. Je suis heureuse que vous ayez un tel système en France pour soutenir de tels films. Vous ne vous rendez pas compte de la chance que vous avez !

Avant-première de Toute une nuit sans savoir de Payal Kapadia, L’Œil d’or – Le Prix du documentaire à Cannes 2021
à la Scam jeudi 7 avril à 19h00
Réservation indispensable

France, Inde, 2021, 1h39 mn
Quinzaine des réalisateurs 2021
Sortie en salles : 13 avril 2022